Arthur Rimbaud - Mauvais Sang, Une saison en enfer
Publié le : 17/08/2024
Le célèbre poème de Rimbaud mis en musique et en chant...
J'ai de mes ancêtres gaulois l'œil bleu blanc, la cervelle étroite, et la maladresse dans la lutte. Je trouve mon habillement aussi barbare que le leur. Mais je ne beurre pas ma chevelure.
Les Gaulois étaient les écorcheurs de bêtes, les brûleurs d'herbes les plus ineptes de leur temps.
D'eux, j'ai : l'idolâtrie et l'amour du sacrilège ; — oh ! tous les vices, colère, luxure, — magnifique, la luxure ; — surtout mensonge et paresse.
J'ai horreur de tous les métiers. Maîtres et ouvriers, tous paysans, ignobles. La main à plume vaut la main à charrue. — Quel siècle à mains ! — Je n'aurai jamais ma main. Après, la domesticité mène trop loin. L'honnêteté de la mendicité me navre. Les criminels dégoûtent comme des châtrés : moi, je suis intact, et ça m'est égal.
Alfred de Vigny - Lettre à Eva - La maison du berger
Publié le : 15/08/2024
Si ton cœur, gémissant du poids de notre vie,
Se traîne et se débat comme un aigle blessé,
Portant comme le mien, sur son aile asservie,
Tout un monde fatal, écrasant et glacé ;
S'il ne bat qu'en saignant par sa plaie immortelle,
S'il ne voit plus l'amour, son étoile fidèle,
Eclairer pour lui seul l'horizon effacé ;
Si ton âme enchaînée, ainsi que l'est mon âme,
Lasse de son boulet et de son pain amer,
Sur sa galère en deuil laisse tomber la rame,
Penche sa tête pâle et pleure sur la mer,
Et, cherchant dans les flots une route inconnue,
Y voit, en frissonnant, sur son épaule nue
La lettre sociale écrite avec le fer ;
Si ton corps frémissant des passions secrètes,
S'indigne des regards, timide et palpitant ;
S'il cherche à sa beauté de profondes retraites
Pour la mieux dérober au profane insultant ;
Si ta lèvre se sèche au poison des mensonges,
Si ton beau front rougit de passer dans les songes
D'un impur inconnu qui te voit et t'entend,
Pars courageusement, laisse toutes les villes ;
Ne ternis plus tes pieds aux poudres du chemin
Du haut de nos pensers vois les cités serviles
Comme les rocs fatals de l'esclavage humain.
Les grands bois et les champs sont de vastes asiles,
Libres comme la mer autour des sombres îles.
Marche à travers les champs une fleur à la main.
Louise Ackermann - L'homme - 1871
Publié le : 15/07/2024
(Poésies Philosophiques, 1871)
Jeté par le hasard sur un vieux globe infime,
A l’abandon, perdu comme en un océan,
Je surnage un moment et flotte à fleur d’abîme,
Épave du néant.
Et pourtant, c’est à moi, quand sur des mers sans rive
Un naufrage éternel semblait me menacer,
Qu’une voix a crié du fond de l’Être : « Arrive !
Je t’attends pour penser. »
L’Inconscience encor sur la nature entière
Étendait tristement son voile épais et lourd.
J’apparus ; aussitôt à travers la matière
L’Esprit se faisait jour.
Secouant ma torpeur et tout étonné d’être,
J’ai surmonté mon trouble et mon premier émoi.
Plongé dans le grand Tout, j’ai su m’y reconnaître ;
Je m’affirme et dis : « Moi ! »
Bien que la chair impure encor m’assujettisse,
Des aveugles instincts j’ai rompu le réseau ;
J’ai créé la Pudeur, j’ai conçu la Justice :
Mon cœur fut leur berceau.
Seul je m’enquiers des fins et je remonte aux causes.
A mes yeux l’univers n’est qu’un spectacle vain.
Dussé-je m’abuser, au mirage des choses
Je prête un sens divin.
Je défie à mon gré la mort et la souffrance.
Nature impitoyable, en vain tu me démens,
Je n’en crois que mes vœux et fais de l’espérance
Même avec mes tourments.
Pour combler le néant, ce gouffre vide et morne,
S’il suffit d’aspirer un instant, me voilà !
Fi de cet ici-bas ! Tout m’y cerne et m’y borne ;
Il me faut l’au-delà !
Je veux de l’éternel, moi qui suis l’éphémère.
Quand le réel me presse, impérieux, brutal,
Pour refuge au besoin n’ai-je pas la chimère
Qui s’appelle Idéal ?
Je puis avec orgueil, au sein des nuits profondes,
De l’éther étoilé contempler la splendeur.
Gardez votre infini, cieux lointains, vastes mondes.
J’ai le mien dans mon cœur !
Charles Baudelaire - Abel et Caïn - 1857
Publié le : 13/07/2024
I
Race d’Abel, dors, bois et mange ;
Dieu te sourit complaisamment.
Race d’Abel, ton sacrifice
Flatte le nez du Séraphin !
Race de Caïn, ton supplice
Aura-t-il jamais une fin ?
Race d’Abel, vois tes semailles
Et ton bétail venir à bien ;
Race de Caïn, tes entrailles
Hurlent la faim comme un vieux chien.
Race d’Abel, chauffe ton ventre
À ton foyer patriarcal ;
Race de Caïn, dans ton antre
Tremble de froid, pauvre chacal !
Race d’Abel, aime et pullule !
Ton or fait aussi des petits.
Race de Caïn, cœur qui brûle,
Prends garde à ces grands appétits.
Race d’Abel, tu croîs et broutes
Comme les punaises des bois !
Race de Caïn, sur les routes
Traîne ta famille aux abois.
II
Ah ! race d’Abel, ta charogne
Engraissera le sol fumant !
Race de Caïn, ta besogne
N’est pas faite suffisamment ;
Race d’Abel, voici ta honte :
Le fer est vaincu par l’épieu !
Race de Caïn, au ciel monte,
Et sur la terre jette Dieu !
Louise Ackermann - Le temps
Publié le : 11/07/2024
Le Temps, ce grand sculpteur, efface tout des âmes :
Il éteint la douleur ainsi que les ardeurs,
Il use l’espérance, il brise les rames
Qui guidaient les vaisseaux vers des rivages d’or.
Il passe sur les cœurs comme sur les statues,
Et, tout en nous frappant de son aile de plomb,
Il fait tomber en nous les illusions crues
Et nous prépare à voir les grands soleils s’éteindre.
Chaque jour est un peu de l’être qui s’en va ;
Il détruit la beauté des fronts et des pensées,
Il met l’ombre et la nuit au seuil de nos matins.
Ô Temps, toi que l’on dit guérisseur des blessures,
Pourquoi n’effaces-tu les chagrins anciens ?
Pourquoi gardons-nous au cœur ces marques obscures ?
Paul Eluard - Je t'aime - 1951
Publié le : 06/07/2024
Je t’aime pour toutes les femmes
Que je n’ai pas connues
Je t’aime pour tout le temps
Où je n’ai pas vécu
Pour l’odeur du grand large
Et l’odeur du pain chaud
Pour la neige qui fond
Pour les premières fleurs
Pour les animaux purs
Que l’homme n’effraie pas
Je t’aime pour aimer
Je t’aime pour toutes les femmes
Que je n’aime pas
Qui me reflète sinon toi-même
Je me vois si peu
Sans toi je ne vois rien
Qu’une étendue déserte
Entre autrefois et aujourd’hui
Il y a eu toutes ces morts
Que j’ai franchies
Sur de la paille
Je n’ai pas pu percer
Le mur de mon miroir
Il m’a fallu apprendre
Mot par mot la vie
Comme on oublie
Je t’aime pour ta sagesse
Qui n’est pas la mienne
Pour la santé je t’aime
Contre tout ce qui n’est qu’illusion
Pour ce cœur immortel
Que je ne détiens pas
Que tu crois être le doute
Et tu n’es que raison
Tu es le grand soleil
Qui me monte à la tête
Quand je suis sûr de moi
Quand je suis sûr de moi
Tu es le grand soleil
Qui me monte à la tête
Quand je suis sûr de moi
Quand je suis sûr de moi
Paul Verlaine - Chanson d'automne
Publié le : 01/07/2024
Les sanglots longs
Des violons
De l’automne
Blessent mon coeur
D’une langueur
Monotone.
Tout suffocant
Et blême, quand
Sonne l’heure,
Je me souviens
Des jours anciens
Et je pleure;
Et je m’en vais
Au vent mauvais
Qui m’emporte
Deçà, delà,
Pareil à la
Feuille morte.
Victor Hugo - Lorsque l'enfant parait
Publié le : 28/06/2024
Lorsque l'enfant paraît, le cercle de famille
Applaudit à grands cris.
Son doux regard qui brille
Fait briller tous les yeux,
Et les plus tristes fronts, les plus souillés peut-être,
Se dérident soudain à voir l'enfant paraître,
Innocent et joyeux.
Soit que juin ait verdi mon seuil, ou que novembre
Fasse autour d'un grand feu vacillant dans la chambre
Les chaises se toucher,
Quand l'enfant vient, la joie arrive et nous éclaire.
On rit, on se récrie, on l'appelle, et sa mère
Tremble à le voir marcher.
Quelquefois nous parlons, en remuant la flamme,
De patrie et de Dieu, des poètes, de l'âme
Qui s'élève en priant ;
L'enfant paraît, adieu le ciel et la patrie
Et les poètes saints ! la grave causerie
S'arrête en souriant.
La nuit, quand l'homme dort, quand l'esprit rêve, à l'heure
Où l'on entend gémir, comme une voix qui pleure,
L'onde entre les roseaux,
Si l'aube tout à coup là-bas luit comme un phare,
Sa clarté dans les champs éveille une fanfare
De cloches et d'oiseaux.
Enfant, vous êtes l'aube et mon âme est la plaine
Qui des plus douces fleurs embaume son haleine
Quand vous la respirez ;
Mon âme est la forêt dont les sombres ramures
S'emplissent pour vous seul de suaves murmures
Et de rayons dorés !
Car vos beaux yeux sont pleins de douceurs infinies,
Car vos petites mains, joyeuses et bénies,
N'ont point mal fait encor ;
Jamais vos jeunes pas n'ont touché notre fange,
Tête sacrée ! enfant aux cheveux blonds ! bel ange
À l'auréole d'or !
|Vous êtes parmi nous la colombe de l'arche.
Vos pieds tendres et purs n'ont point l'âge où l'on marche.
Vos ailes sont d'azur.
Sans le comprendre encor vous regardez le monde.
Double virginité ! corps où rien n'est immonde,
Âme où rien n'est impur !
Il est si beau, l'enfant, avec son doux sourire,
Sa douce bonne foi, sa voix qui veut tout dire,
Ses pleurs vite apaisés,
Laissant errer sa vue étonnée et ravie,
Offrant de toutes parts sa jeune âme à la vie
Et sa bouche aux baisers !
Seigneur ! préservez-moi, préservez ceux que j'aime,
Frères, parents, amis, et mes ennemis même
Dans le mal triomphants,
De jamais voir, Seigneur ! l'été sans fleurs vermeilles,
La cage sans oiseaux, la ruche sans abeilles,
La maison sans enfants ! ]
Charles Baudelaire - L'Horloge
Publié le : 25/06/2024
Horloge ! dieu sinistre, effrayant, impassible,
Dont le doigt nous menace et nous dit : » Souviens-toi !
Les vibrantes Douleurs dans ton coeur plein d’effroi
Se planteront bientôt comme dans une cible,
Le plaisir vaporeux fuira vers l’horizon
Ainsi qu’une sylphide au fond de la coulisse ;
Chaque instant te dévore un morceau du délice
A chaque homme accordé pour toute sa saison.
Trois mille six cents fois par heure, la Seconde
Chuchote : Souviens-toi ! – Rapide, avec sa voix
D’insecte, Maintenant dit : Je suis Autrefois,
Et j’ai pompé ta vie avec ma trompe immonde !
Remember ! Souviens-toi, prodigue ! Esto memor !
(Mon gosier de métal parle toutes les langues.)
Les minutes, mortel folâtre, sont des gangues
Qu’il ne faut pas lâcher sans en extraire l’or !
Souviens-toi que le Temps est un joueur avide
Qui gagne sans tricher, à tout coup ! c’est la loi.
Le jour décroît ; la nuit augmente, souviens-toi !
Le gouffre a toujours soif ; la clepsydre se vide.
Tantôt sonnera l’heure où le divin Hasard,
Où l’auguste Vertu, ton épouse encor vierge,
Où le repentir même (oh ! la dernière auberge !),
Où tout te dira : Meurs, vieux lâche ! il est trop tard ! »
Charles Baudelaire, Les fleurs du mal
Félix Arvers - l'Amour Caché - 1833
Publié le : 19/06/2024
Mon âme a son secret, ma vie a son mystère,
Un amour éternel en un moment conçu :
Le mal est sans espoir, aussi j’ai dû le taire,
Et celle qui l’a fait n’en a jamais rien su.
Hélas ! j’aurai passé près d’elle inaperçu,
Toujours à ses côtés, et pourtant solitaire.
Et j’aurai jusqu’au bout fait mon temps sur la terre,
N’osant rien demander et n’ayant rien reçu.
Pour elle, quoique Dieu l’ait faite douce et tendre,
Elle suit son chemin, distraite et sans entendre
Ce murmure d’amour élevé sur ses pas.
À l’austère devoir, pieusement fidèle,
Elle dira, lisant ces vers tout remplis d’elle
» Quelle est donc cette femme ? » et ne comprendra pas.
Félix Arvers, Mes heures perdues, 1833