Charles Baudelaire - Au lecteur

Publié le : 03/11/2024

La sottise, l'erreur, le péché, la lésine, Occupent nos esprits et travaillent nos corps, Et nous alimentons nos aimables remords, Comme les mendiants nourrissent leur vermine. Nos péchés sont têtus, nos repentirs sont lâches ; Nous nous faisons payer grassement nos aveux, Et nous rentrons gaiement dans le chemin bourbeux, Croyant par de vils pleurs laver toutes nos taches. Sur l'oreiller du mal c'est Satan Trismégiste Qui berce longuement notre esprit enchanté, Et le riche métal de notre volonté Est tout vaporisé par ce savant chimiste. C'est le Diable qui tient les fils qui nous remuent ! Aux objets répugnants nous trouvons des appas ; Chaque jour vers l'Enfer nous descendons d'un pas, Sans horreur, à travers des ténèbres qui puent. Ainsi qu'un débauché pauvre qui baise et mange Le sein martyrisé d'une antique catin, Nous volons au passage un plaisir clandestin Que nous pressons bien fort comme une vieille orange. Serré, fourmillant, comme un million d'helminthes, Dans nos cerveaux ribote un peuple de Démons, Et, quand nous respirons, la Mort dans nos poumons Descend, fleuve invisible, avec de sourdes plaintes. Si le viol, le poison, le poignard, l'incendie, N'ont pas encor brodé de leurs plaisants dessins Le canevas banal de nos piteux destins, C'est que notre âme, hélas ! n'est pas assez hardie. Mais parmi les chacals, les panthères, les lices, Les singes, les scorpions, les vautours, les serpents, Les monstres glapissants, hurlants, grognants, rampants, Dans la ménagerie infâme de nos vices, Il en est un plus laid, plus méchant, plus immonde ! Quoiqu'il ne pousse ni grands gestes ni grands cris, Il ferait volontiers de la terre un débris Et dans un bâillement avalerait le monde ; C'est l'Ennui ! - l'oeil chargé d'un pleur involontaire, Il rêve d'échafauds en fumant son houka. Tu le connais, lecteur, ce monstre délicat, - Hypocrite lecteur, - mon semblable, - mon frère !

Robert Desnos - Il était une feuille - 1936

Publié le : 01/11/2024

Il était une feuille avec ses lignes — Ligne de vie Ligne de chance Ligne de cœur — Il était une branche au bout de la feuille — Ligne fourchue signe de vie Signe de chance Signe de cœur — Il était un arbre au bout de la branche — Un arbre digne de vie Digne de chance Digne de cœur — cœur gravé, percé, transpercé, Un arbre que nul jamais ne vit. Il était des racines au bout de l’arbre — Racines vignes de vie Vignes de chance Vigne de cœur — Au bout de ces racines il était la terre — La terre tout court La terre toute ronde La terre toute seule au travers du ciel La terre.

Charles Baudelaire - La Beauté - 1857

Publié le : 22/10/2024

Je suis belle, ô mortels ! comme un rêve de pierre, Et mon sein, où chacun s'est meurtri tour à tour, Est fait pour inspirer au poète un amour Éternel et muet ainsi que la matière. Je trône dans l'azur comme un sphinx incompris ; J'unis un coeur de neige à la blancheur des cygnes ; Je hais le mouvement qui déplace les lignes, Et jamais je ne pleure et jamais je ne ris. Les poètes, devant mes grandes attitudes, Que j'ai l'air d'emprunter aux plus fiers monuments, Consumeront leurs jours en d'austères études ; Car j'ai, pour fasciner ces dociles amants, De purs miroirs qui font toutes choses plus belles : Mes yeux, mes larges yeux aux clartés éternelles !

Victor Hugo - Oceano Nox

Publié le : 17/10/2024

Oh ! combien de marins, combien de capitaines Qui sont partis joyeux pour des courses lointaines, Dans ce morne horizon se sont évanouis ! Combien ont disparu, dure et triste fortune ! Dans une mer sans fond, par une nuit sans lune, Sous l'aveugle océan à jamais enfouis ! Combien de patrons morts avec leurs équipages ! L'ouragan de leur vie a pris toutes les pages Et d'un souffle il a tout dispersé sur les flots ! Nul ne saura leur fin dans l'abîme plongée. Chaque vague en passant d'un butin s'est chargée ; L'une a saisi l'esquif, l'autre les matelots ! Nul ne sait votre sort, pauvres têtes perdues ! Vous roulez à travers les sombres étendues, Heurtant de vos fronts morts des écueils inconnus. Oh ! que de vieux parents, qui n'avaient plus qu'un rêve, Sont morts en attendant tous les jours sur la grève Ceux qui ne sont pas revenus ! On s'entretient de vous parfois dans les veillées. Maint joyeux cercle, assis sur des ancres rouillées, Mêle encor quelque temps vos noms d'ombre couverts Aux rires, aux refrains, aux récits d'aventures, Aux baisers qu'on dérobe à vos belles futures, Tandis que vous dormez dans les goémons verts ! On demande : - Où sont-ils ? sont-ils rois dans quelque île ? Nous ont-ils délaissés pour un bord plus fertile ? - Puis votre souvenir même est enseveli. Le corps se perd dans l'eau, le nom dans la mémoire. Le temps, qui sur toute ombre en verse une plus noire, Sur le sombre océan jette le sombre oubli. Bientôt des yeux de tous votre ombre est disparue. L'un n'a-t-il pas sa barque et l'autre sa charrue ? Seules, durant ces nuits où l'orage est vainqueur, Vos veuves aux fronts blancs, lasses de vous attendre, Parlent encor de vous en remuant la cendre De leur foyer et de leur coeur ! Et quand la tombe enfin a fermé leur paupière, Rien ne sait plus vos noms, pas même une humble pierre Dans l'étroit cimetière où l'écho nous répond, Pas même un saule vert qui s'effeuille à l'automne, Pas même la chanson naïve et monotone Que chante un mendiant à l'angle d'un vieux pont ! Où sont-ils, les marins sombrés dans les nuits noires ? O flots, que vous savez de lugubres histoires ! Flots profonds redoutés des mères à genoux ! Vous vous les racontez en montant les marées, Et c'est ce qui vous fait ces voix désespérées Que vous avez le soir quand vous venez vers nous!

Louis Aragon - Que serais je sans toi

Publié le : 06/10/2024

Que serais-je sans toi qui vins à ma rencontre Que serais-je sans toi qu'un coeur au bois dormant Que cette heure arrêtée au cadran de la montre Que serais-je sans toi que ce balbutiement. J'ai tout appris de toi sur les choses humaines Et j'ai vu désormais le monde à ta façon J'ai tout appris de toi comme on boit aux fontaines Comme on lit dans le ciel les étoiles lointaines Comme au passant qui chante on reprend sa chanson J'ai tout appris de toi jusqu'au sens du frisson. Que serais-je sans toi qui vins à ma rencontre Que serais-je sans toi qu'un coeur au bois dormant Que cette heure arrêtée au cadran de la montre Que serais-je sans toi que ce balbutiement. J'ai tout appris de toi pour ce qui me concerne Qu'il fait jour à midi, qu'un ciel peut être bleu Que le bonheur n'est pas un quinquet de taverne Tu m'as pris par la main dans cet enfer moderne Où l'homme ne sait plus ce que c'est qu'être deux Tu m'as pris par la main comme un amant heureux. Que serais-je sans toi qui vins à ma rencontre Que serais-je sans toi qu'un coeur au bois dormant Que cette heure arrêtée au cadran de la montre Que serais-je sans toi que ce balbutiement. Qui parle de bonheur a souvent les yeux tristes N'est-ce pas un sanglot que la déconvenue Une corde brisée aux doigts du guitariste Et pourtant je vous dis que le bonheur existe Ailleurs que dans le rêve, ailleurs que dans les nues. Terre, terre, voici ses rades inconnues. Que serais-je sans toi qui vins à ma rencontre Que serais-je sans toi qu'un coeur au bois dormant Que cette heure arrêtée au cadran de la montre Que serais-je sans toi que ce balbutiement.

Louise Michel - A ceux qui veulent rester esclaves

Publié le : 22/09/2024

Puisque le peuple veut que l’aigle impériale Plane sur son abjection, Puisqu’il dort, écrasé sous la froide rafale De l’éternelle oppression ; Puisqu’ils veulent toujours, eux tous que l’on égorge, Tendre la poitrine au couteau, Forçons, ô mes amis, l’horrible coupe-gorge, Nous délivrerons le troupeau ! Un seul est légion quand il donne sa vie, Quand à tous il a dit adieu : Seul à seul nous irons, l’audace terrifie, Nous avons le fer et le feu ! Assez de lâchetés, les lâches sont des traîtres ; Foule vile, bois, mange et dors ; Puisque tu veux attendre, attends, léchant tes maîtres. N’as-tu donc pas assez de morts ? Le sang de tes enfants fait la terre vermeille, Dors dans le charnier aux murs sourds. Dors, voici s’amasser, abeille par abeille, L’héroïque essaim des faubourgs ! Montmartre, Belleville, ô légions vaillantes, Venez, c’est l’heure d’en finir. Debout ! la honte est lourde et pesantes les chaînes, Debout ! il est beau de mourir !

Victor Hugo - Ceux qui vivent...

Publié le : 11/09/2024

Ceux qui vivent, ce sont ceux qui luttent ; ce sont Ceux dont un dessein ferme emplit l’âme et le front. Ceux qui d’un haut destin gravissent l’âpre cime. Ceux qui marchent pensifs, épris d’un but sublime. Ayant devant les yeux sans cesse, nuit et jour, Ou quelque saint labeur ou quelque grand amour. C’est le prophète saint prosterné devant l’arche, C’est le travailleur, pâtre, ouvrier, patriarche. Ceux dont le cœur est bon, ceux dont les jours sont pleins. Ceux-là vivent, Seigneur ! les autres, je les plains. Car de son vague ennui le néant les enivre, Car le plus lourd fardeau, c’est d’exister sans vivre. Inutiles, épars, ils traînent ici-bas Le sombre accablement d’être en ne pensant pas. Ils s’appellent vulgus, plebs, la tourbe, la foule. Ils sont ce qui murmure, applaudit, siffle, coule, Bat des mains, foule aux pieds, bâille, dit oui, dit non, N’a jamais de figure et n’a jamais de nom ; Troupeau qui va, revient, juge, absout, délibère, Détruit, prêt à Marat comme prêt à Tibère, Foule triste, joyeuse, habits dorés, bras nus, Pêle-mêle, et poussée aux gouffres inconnus. Ils sont les passants froids sans but, sans noeud, sans âge ; Le bas du genre humain qui s’écroule en nuage ; Ceux qu’on ne connaît pas, ceux qu’on ne compte pas, Ceux qui perdent les mots, les volontés, les pas. L’ombre obscure autour d’eux se prolonge et recule ; Ils n’ont du plein midi qu’un lointain crépuscule, Car, jetant au hasard les cris, les voix, le bruit, Ils errent près du bord sinistre de la nuit. Quoi ! ne point aimer ! suivre une morne carrière Sans un songe en avant, sans un deuil en arrière, Quoi ! marcher devant soi sans savoir où l’on va, Rire de Jupiter sans croire à Jéhova, Regarder sans respect l’astre, la fleur, la femme, Toujours vouloir le corps, ne jamais chercher l’âme, Pour de vains résultats faire de vains efforts, N’attendre rien d’en haut ! ciel ! oublier les morts ! Oh non, je ne suis point de ceux-là ! grands, prospères, Fiers, puissants, ou cachés dans d’immondes repaires, Je les fuis, et je crains leurs sentiers détestés ; Et j’aimerais mieux être, ô fourmis des cités, Tourbe, foule, hommes faux, coeurs morts, races déchues, Un arbre dans les bois qu’une âme en vos cohues !

Arthur Rimbaud - Ophélia

Publié le : 01/09/2024

I Sur l’onde calme et noire où dorment les étoiles La blanche Ophélia flotte comme un grand lys, Flotte très lentement, couchée en ses longs voiles… – On entend dans les bois lointains des hallalis. Voici plus de mille ans que la triste Ophélie Passe, fantôme blanc, sur le long fleuve noir; Voici plus de mille ans que sa douce folie Murmure sa romance à la brise du soir. Le vent baise ses seins et déploie en corolle Ses grands voiles bercés mollement par les eaux; Les saules frissonnants pleurent sur son épaule, Sur son grand front rêveur s’inclinent les roseaux. Les nénuphars froissés soupirent autour d’elle; Elle éveille parfois, dans un aune qui dort, Quelque nid, d’où s’échappe un petit frisson d’aile : – Un chant mystérieux tombe des astres d’or. II Ô pâle Ophélia ! belle comme la neige ! Oui tu mourus, enfant, par un fleuve emporté! – C’est que les vents tombant des grands monts de Norwège T’avaient parlé tout bas de l’âpre liberté; C’est qu’un souffle, tordant ta grande chevelure, A ton esprit rêveur portait d’étranges bruits; Que ton cœur écoutait le chant de la Nature Dans les plaintes de l’arbre et les soupirs des nuits; C’est que la voix des mers folles, immense râle, Brisait ton sein d’enfant, trop humain et trop doux ; C’est qu’un matin d’avril, un beau cavalier pâle, Un pauvre fou, s’assit muet à tes genoux ! Ciel! Amour! Liberté! Quel rêve, ô pauvre folle ! Tu te fondais à lui comme une neige au feu : Tes grandes visions étranglaient ta parole – Et l’infini terrible effara ton oeil bleu ! III – Et le poète dit qu’aux rayons des étoiles Tu viens chercher, la nuit, les fleurs que tu cueillis, Et qu’il a vu sur l’eau, couchée en ses longs voiles, La blanche Ophélia flotter, comme un grand lys.

Victor Hugo - La légende de la nonne

Publié le : 23/08/2024

Venez, vous dont l’œil étincelle, Pour entendre une histoire encor, Approchez : je vous dirai celle De doña Padilla del Flor. Elle était d’Alanje, où s’entassent Les collines et les halliers. — Enfants, voici des bœufs qui passent, Cachez vos rouges tabliers ! Il est des filles à Grenade, Il en est à Séville aussi, Qui, pour la moindre sérénade, À l’amour demandent merci ; Il en est que d’abord embrassent, Le soir, les hardis cavaliers. — Enfants, voici des bœufs qui passent, Cachez vos rouges tabliers ! Ce n’est pas sur ce ton frivole Qu’il faut parler de Padilla, Car jamais prunelle espagnole D’un feu plus chaste ne brilla ; Elle fuyait ceux qui pourchassent Les filles sous les peupliers. — Enfants, voici des bœufs qui passent, Cachez vos rouges tabliers ! Rien ne touchait ce cœur farouche, Ni doux soins, ni propos joyeux ; Pour un mot d’une belle bouche, Pour un signe de deux beaux yeux, On sait qu’il n’est rien que ne fassent Les seigneurs et les bacheliers. — Enfants, voici des bœufs qui passent, Cachez vos rouges tabliers ! Elle prit le voile à Tolède, Au grand soupir des gens du lieu, Comme si, quand on n’est pas laide, On avait droit d’épouser Dieu. Peu s’en fallut que ne pleurassent Les soudards et les écoliers. — Enfants, voici des bœufs qui passent, Cachez vos rouges tabliers ! ... Or, la belle à peine cloîtrée, Amour dans son cœur s’installa. Un fier brigand de la contrée Vint alors et dit : Me voilà ! Quelquefois les brigands surpassent En audace les chevaliers. — Enfants, voici des bœufs qui passent, Cachez vos rouges tabliers ! Il était laid ; des traits austères, La main plus rude que le gant ; Mais l’amour a bien des mystères, Et la nonne aima le brigand. On voit des biches qui remplacent Leurs beaux cerfs par des sangliers. — Enfants, voici des bœufs qui passent, Cachez vos rouges tabliers ! ... La nonne osa, dit la chronique, Au brigand par l’enfer conduit, Aux pieds de sainte Véronique Donner un rendez-vous la nuit, À l’heure où les corbeaux croassent, Volant dans l’ombre par milliers. — Enfants, voici des bœufs qui passent, Cachez vos rouges tabliers ! Padilla voulait, anathème ! Oubliant sa vie en un jour, Se livrer, dans l’église même, Sainte à l’enfer, vierge à l’amour, Jusqu’à l’heure pâle où s’effacent Les cierges sur les chandeliers. — Enfants, voici des bœufs qui passent, Cachez vos rouges tabliers ! Or quand, dans la nef descendue, La nonne appela le bandit, Au lieu de la voix attendue, C’est la foudre qui répondit. Dieu voulut que ses coups frappassent Les amants par Satan liés. — Enfants, voici des bœufs qui passent, Cachez vos rouges tabliers ! … L’enfer, hélas ! ne peut s’éteindre. Toutes les nuits, dans ce manoir, Se cherchent sans jamais s’atteindre Une ombre blanche, un spectre noir, Jusqu’à l’heure pâle où s’effacent Les cierges sur les chandeliers. — Enfants, voici des bœufs qui passent, Cachez vos rouges tabliers ! ... Cette histoire de la novice, Saint Ildefonse, abbé, voulut Qu’afin de préserver du vice Les vierges qui font leur salut, Les prieures la racontassent Dans tous les couvents réguliers. — Enfants, voici des bœufs qui passent, Cachez vos rouges tabliers !

Maurice Rollinat - La Biche

Publié le : 18/08/2024

La biche brame au clair de lune Et pleure à se fondre les yeux : Son petit faon délicieux A disparu dans la nuit brune. Pour raconter son infortune A la forêt de ses aïeux, La biche brame au clair de lune Et pleure à se fondre les yeux. Mais aucune réponse, aucune, A ses longs appels anxieux ! Et le cou tendu vers les cieux, Folle d'amour et de rancune, La biche brame au clair de lune.
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